Au cœur du bocage, la métairie de la Guignardière était éloignée de tout. Le bourg le plus proche était à une lieue et pour l’atteindre il fallait franchir un nombre incroyable d’échaliers, sorte de petites échelles - échales - que les paysans posaient au coin d’une haie, entre deux champs appartenant à deux exploitations différentes, et sur le passage d’un sentier de piétons. Quand on était braconnier, il fallait se défier des échaliers, car les gardes se "cutaient" souvent à proximité, prêt à vous saisir à votre passage. Il fallait donc enjamber les échaliers, sport sans doute amusant pour les jeunes, mais pour les vieux... Bien sûr, il y avait le chemin creux, mais il était rarement praticable d’un bout à l’autre de l’année. A chaque instant, il fallait faire attention aux «chapelets», longue théorie «de petits trous et de légers monticules» pratiqués par le piétinement des bœufs. C’était cependant le chemin que préféraient les plus anciens. Certes, l’hiver on arrivait crotté au village, mais sans être obligé d’escalader ces fichus échaliers où l’on risquait, les jours de fêtes de déchirer son "nocial". C’étaient encore des chemins tout aussi difficiles, et qui reliaient les fermes entre elles, que l’on empruntait, à partir de la Saint-Michel, pour aller aux veillées. Le soir, à la tombée de la nuit, la famille s’avançait en rang d’oignon par ces chemins, la marche éclairée devant et derrière par un falot. Le chef de famille n’oubliait pas de se munir de la «fourche à loup», pour le cas d’une « malencontre ». Il est vrai que ces chemins permettaient parfois de singulières rencontres. A ce sujet, voici ce que l’on racontait dans les métairies et les borderies de la région de Beaupréau. Un jour l’abbé de Mergot (curé d’Andrezé de 1858 à 1887), se rendant dans une métairie par l’un de ces chemins, tout en "bourbitant" son bréviaire, surprit l’une de ses paroissiennes qui, se croyant seule, était dans une position qui en disait long sur les fonctions naturelles qu’elle accomplissait. La brave femme toute confuse voulut se relever. Mais d’un geste amical l’abbé la retint : «Restez, ma fille, restez, j’aime mieux voir la poule que l’œuf.»
Le métayer, Pierre Thomas, est mort à 90 ans, en 1910. Il était donc né en 1820, l’année de l’assassinat du duc de Berry et de la naissance du duc de Bordeaux. C’était au temps du Roi Louis XVIII. Le frère de Pierre avait reçu le prénom de Charles, parce que né en 1824, l’année de l’avènement de Charles X. On était comme ça chez les Thomas. Leur père, Louis, métayer à la Guignardière, comme l’avaient été tous ses ancêtres, avait pris les armes avec les Vendéens en 1796, 1799 et 1815. En 1832, il avait fait partie de la bande de Delaunay qui chouannait dans la région de Maulévrier. A l’affaire des Aubiers, en 1799, il avait reçu une blessure au bras gauche. Son capitaine, Louis Durbecé, l’avait ramené à la Guignardière en croupe sur son cheval. C’est encore ce Louis Thomas qui déclarait n’aimer «que le vin blanc et le drapeau de la même couleur». Et de ce fait, Pierre ne rechignait pas à trinquer avec les bons amis, notamment ses anciens camarades de l’armée royale. Rien de tel qu’un petit coup de vin clairet pour aider à délier la langue, et il avait tant de souvenirs à raconter le métayer de la Guignardière. Or, un jour -et par malchance, c’était un vendredi Saint- Louis traversa le village en titubant légèrement. La marquise de C... passait à ce moment et fut scandalisée:
- Comment père Thomas, vous n’avez pas honte, un jour pareil!
Et Louis Thomas de répondre:
- Qu’y a-t’il d’étonnant, madame la marquise, que le jour où le Christ est mort l’humanité chancelle!
Évidemment le mot a été inventé après coup. Mais il en dit long sur le personnage qui était d’ailleurs adoré des gens du pays.
Ce Louis était lui-même fils de Pierre -le grand ancêtre- qui avait fait la «grand guerre», depuis le début jusqu’à la fin. Il avait été l’ami de Sébastien-Jacques Cady, de Saint-Laurent-de-La-Plaine et chantait les chansons du célèbre chirurgien. Le dernier descendant direct de cette famille les chantait encore un peu avant sa mort survenue en 1971. L’auteur de ces lignes a pu -in extremis- enregistrer quelques-unes de ces chansons. Pierre Thomas est mort en 1843, il avait 83 ans. Il s’était marié à l’âge de 20 ans et avait eu, d’une "jeunette" de 16 ans, deux beaux enfants: un garçon et une fille. Agé de 33 ans en 1793, Pierre avait rejoint les «batailleurs» dès la prise d’armes. Son frère Jean le suivit, mais il fut tué à Cholet le 14 mars. Leur père n’existait plus au moins depuis dix ans. Leur mère, Louise Bridonneau fut prise dans la déroute du mois d’octobre et traversa la Loire avec l’armée vendéenne. Elle mourut de misère dans les prisons du Mans. C’est justement à cause de la "galarne" que Pierre s’est retrouvé seul à la Guignardière et qu’il lui est arrivé l’histoire que je vais vous conter. C’est lui-même, le héros de cette histoire, qui l’a transmise à son petit-fils, Pierre, mort en 1910, lequel l’avait raconté "ben souvent" à Jean Thomas, son petit-fils, que j’ai connu et qui est mort, comme je l’ai dit, en 1971. Il faut dire que Pierre, mort en 1910, était une vraie "goule de foire" et qu’il était intarissable sur l’histoire de sa famille et de la Vendée.
Pierre Thomas, le batailleur de 93, n’avait donc pas traversé la Loire. Blessé à Châtillon, il n’avait pu suivre l’armée, mais avait engagé sa mère à se joindre au long cortège qui s’acheminait vers Beaupréau. Quand à lui «il s’arrangerait», c’est du moins ce qu’il avait déclaré à sa mère. Bientôt le pays était redevenu calme, la campagne semblait vide de ses habitants et seul le meuglement des animaux troublait le silence obsédant. Certes, quelques jours après cette formidable «transhumance», les habitants restés dans les métairies se recherchèrent. Mais bientôt on évita de se voir, on chercha même à se faire oublier. En effet, les «patauds» de retour au pays en profitaient pour dresser des listes d’individus suspects et recherchaient les parents, les femmes et les enfants des «brigands» passés outre-Loire. Il fallut se cacher dans les genêts et dans les bois. C’était dans le temps où l’armée vendéenne avait été écrasée, mais Pierre Thomas ignorait la grande déroute de Savenay. Il ignorait aussi que quelques «gas» de sa paroisse, rescapés de la «galarne» étaient de retour au pays. Mais eux aussi se cachaient.
Pierre avait élu domicile dans une immense lande où autrefois il menait les animaux de son père qui se régalaient des jeunes pousses des genêts. De temps en temps, il sortait de son repaire -une cabane faite de branchage- et se débrouillait pour trouver, ici ou là, de quoi se nourrir dans les fermes abandonnées. «Il trouvait aisément des œufs, me racontait Jean Thomas, puisque personne en dehors de lui n’était là pour les ramasser». Il se procurait aussi facilement du lait. En effet, nombreux étaient les animaux errants.
Mais Pierre n’était pas seul. Un soir, vers le 20 décembre, alors qu’il était dans sa cabane, étendu sur une paillasse qu’il avait amenée de la Guignardière, Pierre entendit du bruit. Malgré sa peur, il eut le courage de se lever légèrement et de regarder à travers les branchages. Il aperçut alors une petite fille qui «parlait aux étoiles». Il s’assura qu’elle était seule, puis il sortit, s’approcha d’elle doucement et lui posa la main sur la bouche pour l’empêcher de crier. L’enfant se débattit, mais il lui expliqua qu’il était un proscrit, blessé et qu’il se cachait, comme elle sans doute. L’enfant rassurée raconta son histoire. Elle s’appelait Louise, était âgée de 10 ans et venait d’une ferme au- delà de Chemillé. Son père avait été tué dans un choc du côté de Vihiers. Elle avait suivi l’armée avec sa mère; l’un de ses frères marchait avec les insurgés. Après la bataille de Cholet, en octobre, elle et sa mère s’étaient laissées emporter par la foule qui marchait vers Saint-Florent-le-Vieil. Elle tenait la main de sa mère et marchait, marchait. Mais, vers Saint-Pierre-Montlimart, «pour se gratter la tête», elle avait quitté la main de sa mère; quand elle voulut la reprendre, la maman n’était plus là, perdue dans cette monstrueuse cohue. Alors, elle courut à travers la foule, en vain. Elle pleura, mais personne ne s’occupa d’elle. Enfin, elle s’assit, regarda, hébétée, la foule passer devant elle, et s’endormit. Quand elle se réveilla au petit matin, la route était déserte. Le cœur gros elle marcha vers sa maison, mais ne savait pas par quel chemin s’y rendre. Sa maison était une ferme, à chaque instant elle croyait l’apercevoir. Enfin, elle s’arrêta dans la genêtière où vivait Pierre Thomas et se construisit un abri en bordure du chemin.
Nous étions dans les temps de Noël et chaque jour Pierre Thomas retrouvait la petite Louise, lui donnait de quoi se nourrir et lui cueillait des épines noires pour tenir ses cheveux. Dans sa cabane, assis l’un près de l’autre, il lui sculptait, dans de petites bûches, les personnages de la crèche. Tout en travaillant, il lui racontait les Noëls d’autrefois, les Noëls d’avant la persécution. Car la toute petite fille, malgré ses dix ans, avait tant vécu que tout lui paraissait lointain. Il racontait le mois de décembre si doux dans les métairies.
En décembre
Fait autour du feu vacillant dans la chambre,
Les chaises se toucher.
La petite savait que personne ne devait entrer dans les tets pendant la nuit de Noël, à l’heure de minuit, sous peine des plus grands malheurs. En effet, les bêtes "aumailles" ne veulent pas être dérangées à l’heure où le bœuf et l’âne ont à réchauffer l’enfant naissant dans la crèche. Pierre lui racontait la longue veillée où l’on se réunissait autour du foyer brillant de longues flammes pour entendre le récit de la simple et grande histoire de la nativité. Comme on était bien autour de l’âtre où se rassemblait la famille! La messe de minuit, les cantiques d’autrefois, et Pierre chantonnait:
Chantons, peuple angevin,
Noël d’un chant modeste;
De cœur pur et bénin,
Pour célébrer la fête
De la sainte naissance
Du messie promis,
Qui répare l’offense
Qu’Adam avait commis
Comme tout cela semblait loin, mais c’était si bon d’y penser et d’en parler. Le soir, la petite fille regagnait sa cabane emportant avec elle les personnages sculptés par Pierre Thomas
Le 24 décembre il gelait. Pierre et Louise parcouraient la genêtière pour se réchauffer. Soudain, dans le «mitan de la ressiée», ils entendirent des bruits de pas sur le sol glacé du chemin. Le bruit était encore lointain, mais il se rapprochait. Pierre eut tôt fait de grimper dans un arbre pour voir qui venait: un ami, un ennemi? Il ne fut pas long à reconnaître l’homme à la démarche sonore. C’était un maquignon qu’il avait rencontré autrefois aux marchés de Cholet, de Chemillé et de Montrevault. Il avait toujours l’air maussade et ce n’était pas pour rire comme un «ragassoux-la-moustache»; non certes, il n’avait rien d’un «réjoui bon temps.» Sa moitié se donnait des airs et méritait bien le surnom de «Perrine du Gué, marraine du chat» que l’on donnait à ces femmes là. L’homme tenait à la main un bâton à riboule. Ce bâton se terminait par une grosse excroissance de racine taillée en boule. Une arme redoutable.
L’homme se rapprochait... Le maquignon était devenu un farouche «pataud» redouté de tout le monde. Il avait fait la guerre aux prêtres réfractaires et aux fidèles qui assistaient à leurs messes ou aux pèlerinages. Quand la guerre s’était déclarée, prudemment le bonhomme avait quitter le pays. Mais depuis le passage de la Loire il était revenu, encore plus «glorieux» et sans doute avec des intentions pas très catholiques.
Pierre recommanda à Louise de retourner dans sa cabane et de ne pas en bouger tant que l’homme ne se serait pas éloigné de leur retraite. Lui-même rejoignit son repaire.
Les pas de l’homme se rapprochaient de plus en plus. La petite fille, blottie sous les branchages, retenait son souffle. Elle mourait de peur et ne put s’empêcher de pousser un cri au moment où l’homme passa devant sa cabane. L’homme s’arrêta, écouta un moment. Il avait peur, sans doute, de s’aventurer dans les genêts et de tomber dans un piège. Il y avait tant de proscrits dans ce pays. Pourtant, n’entendant plus de bruit, il s’approcha de l’endroit, tout près du chemin où il avait entendu crier. Pierre, de sa cabane, assista à toute la scène. Il vit l’homme s’approcher de la petite fille qui était accroupie. Alors le maquignon, sans un mot, leva très haut son bâton à riboule et frappa violemment la petite Louise à la tête. Après ce geste -un seul- l’homme proféra quelques obscénités et s’éloigna.
Pierre resta un long moment immobile, comme pétrifié. L’homme était loin maintenant, on entendait encore vaguement son pas résonnant dans le lointain. Alors, Pierre s’approcha à petit pas de l’enfant. Elle était recourbée sur elle-même, son sang inondait le sol. Elle tenait dans sa main un «petit Jésus» que Pierre avait sculpté la veille. Dans la nuit -la nuit de Noël- Pierre enterra Louise au bas de la grande pièce, près des Rochettes, là où s’élève aujourd’hui un grand chêne. Cet arbre a été planté par la famille Thomas, pour marquer l’emplacement de la sépulture de l’enfant.
Pierre garda toute sa vie les personnages de la crèche qu’il avait sculptés pour Louise: le petit Jésus, Marie et Joseph. A chaque Noël il disposait ces objets dans la crèche de son foyer. Cette crèche s’est transmise de génération en génération dans la famille Thomas, toujours placée près de la cheminée de la Guignardière. C’est là que Jean Thomas entendit «ben des fois à la Noël» raconter l’histoire de la petite Louise dont on ne savait même pas le nom de famille. Quand l’aïeul avait finit son récit, il se faisait un grand silence dans la maison. C’est à peine si on distinguait le tic-tac de la vieille horloge. Chacun, la tête pleine de cette histoire, fixait, comme fasciné, la flamme du foyer. Enfin, l’ancien tirait sa montre:
- «Le bon Dieu va bientôt naître, disait-il, il est temps de partir à la messe».
Il ajoutait, en jetant sur l’assemblée un regard qui en disait si long:
- «Vingt quatre ans plus tard, à la Noël 1817, le maquignon plus que maudit, le «raoudit» fut retrouvé noyé dans son puits !»
Louise était vengée...
Dominique Lambert de La Douasnerie