Au terme de plusieurs semaines de tergiversations, et suite aux
contacts noués, Charette se laisse convaincre de se rendre, le
12 février 1795, à midi et demi tapantes, au Lion d'Or, situé sur la
route de Clisson, à deux pas du Manoir de la Jaunaye.
Une tente, destinée à abriter les négociations, est dressée pour
l'occasion. Charette arrive, entouré d'une douzaine de compagnons (dont
quelques chefs chouans), ainsi que de trois cents cavaliers. Comme à son
habitude, il a revêtu l'une de ses plus belles toilettes : parement vif
et scapulaire brodé, foulard des Indes noué autour du cou et sabre
accroché à la ceinture. Une tenue à la mesure de la solennité de
l'événement.
Le général vendéen se retrouve soudainement projeté sur le devant
de la scène. Il entend jouer sur les apparences, impressionner ses
interlocuteurs et frapper, d'entrée, un grand coup. Chef de guerre,
Charette se mue alors en chef politique. Même s'il ne bénéficie pas du
titre prestigieux et honorifique de « Généralissime 5 », il sait que sur
ses épaules repose désormais l'avenir de la Vendée en guerre.
Une pléiade de républicains attend la délégation vendéenne.
L'accueil est froid. L'ambiance, glaciale. Ils sont douze également.
Douze contre douze. Leurs uniformes rutilants portent la cocarde
tricolore, symbole du nouveau pouvoir en place. L'heure des pourparlers a
sonné.
On s'observe mutuellement, on se jauge beaucoup. On se regarde en
chiens de faïence, en essayant de deviner les réelles intentions de
l'autre parti. On traite de puissance à puissance.
Chacun a en face de lui les rivaux tant de fois redoutés et si
souvent combattus. Le « Grand Brigand », Charette, est face à eux.
Enfin. Car tous redoutaient qu'il ne vînt pas.
Mélange de soulagement et d'appréhension. Mélange de craintes et
d'espoirs. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant, et ils ne se
rencontreront plus jamais après. Etranges circonstances. Mais au bout du
compte, un seul dilemme dans les esprits : la paix ou la guerre.
Le jeu est joué d'avance : chacun va tenter de faire preuve de
suffisamment d'habileté dans le langage et de stratégie dans les
négociations pour prendre l' ascendant, et remporter ainsi un maximum de
bénéfices pour le camp qu'il représente.
C'est dans cet état d'esprit que s'ouvrent plusieurs jours de conférences.
Les Vendéens, logés dans le château de la Jaunaye, sont les hôtes de la République.
Vendéens :
Charette (chef de l'armée de la Basse-Vendée)
Couëtus (major-général de Charette)
Béjarry (officier de l'armée du Centre)
Samuel de Lespinay
Sapinaud (chef de l'armée du Centre)
Fleuriot (dernier généralissime)
Baudry d'Asson
d'Auvynet
Abbé Remaud
Abbé Jagault
Cormatin (major général)
Solilhac (aide-major de Puisaye)
Républicains :
Ruelle (député régicide d'Indre & Loire)
Delaunay (député du Maine & Loire)
Menuau (député du Maine & Loire)
Lofficial (député des Deux-Sèvres)
Dornier (député de Haute-Saône)
Chaillon (député de Loire-Inférieure6)
Morisson (député de Vendée)
Bollet (député du Pas-de-Calais)
Pomme (député de Guyanne)
Jarry (député de Loire-Inférieure)
Brue (député du Morbihan)
Canclaux (général des armées)
Les Vendéens étaient venus à la Jaunaye avec une liste de
vingt-deux revendications qui, sitôt exprimées, paraissait déjà utopique
et irréalisable aux yeux des Républicains. On y demandait, entre
autres, la liberté du culte catholique/des indemnités financières pour
les biens détruits par le grand brûlement du général Turreau, ainsi que
des indemnités pour la reconstruction des territoires
ravagés/l'interdiction du territoire insurgé à « Carrier, Robespierre et
à leurs adhérents » l'autorisation de ne pas arborer, sur le territoire
vendéen, les trois couleurs – bleu, blanc rouge — que se soit sous la
forme de drapeau ou bien même de cocarde/la suppression des impôts pour
une durée de dix ans, mais également le droit, pour les Vendéens, de
pouvoir garder et porter leurs armes, à condition de ne plus s'en servir
pour combattre la République…
La liste s'allonge encore de multiples demandes. Malgré les
apparences, les Vendéens ne s'y trompent pas : tous savent pertinemment
que les chances d'avoir gain de cause à ces revendications sont infimes.
Pour les Républicains, elles paraissent même exagérées, pour ne
pas dire prétentieuses. Car en effet, à en croire cette longue liste de
demandes, les accepter reviendrait à accorder à la Vendée une grande
part d'autonomie au sein d'une République qui est, rappelons-le,
constitutionnellement « une et indivisible ».
Mais pour ne pas avorter un débat à peine commencé, les
représentants de la République, après plusieurs jours d'âpres
négociations, firent de nombreuses concessions et se montrèrent disposés
à accepter bon nombre de revendications royalistes, telle que la
formation d'une garde territoriale, dirigée par les généraux vendéens
mais rémunérée par l'État/le remboursement des bons royaux, et le
versement de dix-huit millions d'indemnités pour la reconstruction du
pays et la relance de l'économie.
Pour les révolutionnaires, ces concessions n'étaient pas dénuées
d'intérêts : premièrement, ils démontraient de cette manière qu'ils ne
restaient pas campés sur leurs positions, et qu'ils étaient eux aussi
capables d'être ouverts au dialogue face à leurs ennemis jurés ;
deuxièmement, ces quelques concessions aux royalistes leur servaient de
légitimité pour en exiger d'autres en contrepartie (et une en
particulier : la reconnaissance de la République Française de la part
des insurgés).
Selon la politique du « donnant-donnant », les royalistes seraient
non seulement contraints de revoir leurs ambitions à la baisse leurs
mais aussi d'accepter, en retour, d'autres conditions pouvant paraître
également inacceptables et irréalisables.
Dans ce jeu du « Tel est pris qui croyait prendre », chaque camp
tentait de tromper l'autre sur ses véritables intentions, tout en
sachant qu'au bout du compte, personne n'était dupe.
Dans cette escalade des revendications, Charette, non-content des
concessions déjà faites par la République, joua le jeu de la surenchère
en exposant d'autres exigences, toujours plus invraisemblables. Il
entendait imposer ses propres règles du jeu à ses adversaires.
Il demandait cette fois le retour des prêtres non-jureurs -
insermentés - dans leurs paroisses, de même que la suspension de la
conscription sur le territoire insurgé pendant plusieurs années.
Malgré cela, les Bleus semblèrent, une fois encore, disposés à accepter.
En réalité, ils étaient prêts à transiger sur beaucoup de choses,
mais pas sur trois points : la reconnaissance de la République bien sûr -
pierre angulaire des négociations, mais également l'exercice de la
religion catholique, uniquement dans le cadre intime et privé. Ils
exigeaient enfin que, les émigrés, une fois rentrés, ne pouvaient
prétendre à la restitution de leurs biens confisqués par l'État.
Comme l'avaient fait les représentants de la République un peu
plus tôt, Charette se montra étonnamment, et à la surprise de tous,
disposé à accepter ces conditions, ce qui déclencha une vague
d'incompréhension côté vendéen. Tous ceux qui l'accompagnaient se
demandaient comment pouvait-il envisager, ne serait-ce qu'une seule
seconde, d'accepter la reconnaissance d'un régime haï, honni, régicide,
liberticide et terroriste, et contre lequel des milliers de soldats
vendéens avaient combattu si durement, au prix de leurs vies bien
souvent.
Comment lui, Charette, pouvait-il donner ne serait-ce qu'une once
de légitimité à un pouvoir qui avait décidé, voté et organisé
l'extermination de populations et la destruction généralisée d'une
partie de son territoire ?
L'incompréhension la plus totale se mêla à la colère.
Beaucoup de représentants vendéens, en plus de quitter la table
des négociations, éprouvèrent le sentiment d'être en train de se faire
trahir par l'un de ceux en qui ils avaient placé toute leur confiance et
tous leurs espoirs.
L'inconcevable était en train de se produire sous leurs yeux.
L'assentiment scandaleux de Charette réduisait à néant tous les efforts
fournis et les souffrances endurées.