Texte écrit pour Le Figaro du 17 avril 2019
« Nous sommes tous des bâtisseurs »
Ce fut une nuit blanche. Sans sommeil. Une nuit tragique. Une nuit
allégorique aussi. D’abord il y eut les flammes, le ciel assombri par les nuages de
soufre, le silence sépulcral, – un silence de cathédrale –, tout autour de cette
arche de feu, immolée, sans défense ni secours. La foule des errants de la post-
mémoire, qui regardait, bouche ouverte, incrédule : « Notre-Dame brûle ! ».
Puis, brandies par des nacelles, comme des coquilles de noix face à la mer de feu,
les lances sont arrivées, trop courtes, dérisoires. On aurait dit des seaux d’eau
du Moyen-Âge. La bataille est perdue d’avance.
Les flammes grandissent. On voit de très loin, au-dessus des immeubles, une
danse infernale sur le pont du grand vaisseau de haut bord. Ce sont les chênes
de saint Louis qui se consument. La grande nef du monde pour la plèbe de Dieu
va s’effondrer.
Puis, par une coïncidence d’une cruauté démoniaque, juste à la prise d’antenne
du « 20 heures », la fameuse flèche gracile où rien ne retenait l’envol de l’âme
cède au bûcher qui l’embrase. Elle se couche comme une image au ralenti, avec
une élégance qui nous rappelle son souffle d’exquise poésie. La flèche de feu
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nous transperce le cœur. Il n’y a plus de paratonnerre. «Eli, Eli, lama
sabachthani. » Mon Dieu, pourquoi nous avez-vous abandonnés ?
Il est minuit. De tous côtés, depuis les quatre horizons, les larmes coulent sur
toutes les joues de France, les plus viriles, les plus laïques. Dans les grandes
épreuves, la France retourne à ses enfances, retourne à Notre-Dame. La
cathédrale va disparaître. On veut lui tenir la main pour l’agonie. Il en a toujours
été ainsi...
Je repense en cet instant à l’allocution poignante du président du Conseil, Paul
Reynaud, qui, le 10 mai 1940, quand le pays roule à l’abîme, se dirige vers Notre-
Dame, en s’écriant : « S’il faut un miracle, alors je crois au miracle ! »
Un miracle, il en faudrait un. Tout de suite. Bientôt, c’est l’alarme : le ciel se
charge, il a mauvaise haleine : la couronne d’épines est sans doute perdue. Le
grand orgue, si fragile, se sera disloqué dans les poutres calcinées. Les tours sont
attaquées, elles ne résisteront pas. La cathédrale va s’effondrer sur elle-même.
C’est le temps de la prostration, c’est la fin d’un monde. Demain matin, tout ne
sera plus que poussière.
Notre-Dame de Paris, c’était la France. Pour le peuple français, longtemps elle
fut sa maison. Elle l’est encore un peu pour les chasseurs d’images désaffiliés qui
n’ont plus les clefs pour comprendre. Notre peuple y a déployé les expressions
les plus pures de son génie créateur. Au temps des Croisades, quand la lumière
commandait à la pierre, il a entassé dans cette arche de Noé, dans ce vaisseau
renversé, nos forêts, nos jardins, nos soleils levants, mais aussi sculpté nos
chimères et nos grimaces et glissé dans les tuyaux d’orgue jusqu’à nos tempêtes
intimes. C’était un appel, accroché aux fraises et aux chapiteaux. Des petits
désespoirs faisaient une grande espérance. C’était un secret de France, c’était le
nombre d’or d’un peuple croisé qui donne des ailes à la pierre. C’était l’élan
d’une religion incarnée. Tout cela n’est plus que braises ardentes et plomb
fondu. « Il ne restera rien » murmure-t-on au cœur de cette nuit implacable qui
nous consume.
Et voici qu’à l’aube naissante, un deuxième temps commence. Le temps de
l’éveil : les tours sont encore là, on nous annonce que la couronne d’épines a été
sauvée, que le grand orgue a été épargné ; et puis on nous assure un peu plus
tard que « les fondamentaux sont intacts ». Un miracle dans le malheur.
La foule, qui est restée pour l’ultime désarmement du vaisseau, n’en croit pas
ses yeux : Notre-Dame est encore debout.
Dans les poitrines oppressées, on entend fredonner le Te Deum de Charles VII,
qui éclate sous les voûtes éventrées, le même que pour le vœu de Louis XIII qui
avait consacré la France à la Vierge Marie. On entend l’écho lointain du Requiem
du service solennel des funérailles de Turenne et celui du 17 novembre 1918. On
sait maintenant que le gros bourdon Emmanuel qui s’est mis à sonner à toute
volée le 24 août 1944, quand nos armées sont entrées dans Paris, pourra, demain
comme hier, à nouveau annoncer nos joies et nos deuils.
En cet instant où l’aurore contredit les dernières fumées vaincues par les soldats
de feu qui ont escaladé les tours comme Quasimodo, au risque de leur vie, je
ressens en moi charnellement, qui vibre, toute cette France des hautes nefs
immémoriales. Je vois une foule chantante, un grouillement d’âmes simples, qui
entonnent un hymne à l’unité profonde de la symphonie millénaire, l’accord
parfait du burin sur la pierre et du souffle de l’esprit. Saint Louis, sur son lit de
cendres, qui appelle à voix basse : « Ô Jérusalem... »
Cette œuvre vive n’est pas morte. Et dans les rues, dans les campagnes, court
partout le même appel : « nous sommes tous des bâtisseurs ». Nous allons
prendre la main de ces chevaliers tailleurs qui ont adoubé la pierre, l’ont anoblie
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et spiritualisée. Ces pieux oeuvriers qui ont usé leurs ans sur ce chantier, nous
allons leur redonner vie. Leur offrir notre compagnonnage, vivre de leurs ardeurs
et tirer leurs charrois. Reprendre à notre compte leurs ferveurs. Redécouvrir
qu’une nation ne survit pas sans pierre d’angle.
Oui, ce fut une nuit allégorique. Car Notre-Dame nous a envoyé un premier
signe : aucun trésor des œuvres humaines n’est éternel ! Puis un second : Notre-
Dame est sauvée ! Notre Dame a sauvé Notre-Dame.
Le vœu de Louis XIII est là, rajeuni par l’épreuve : la France ne peut pas mourir.
La première dame de France nous a ainsi rappelés à nos racines chrétiennes, à
nos filiations, à notre dette abyssale, au mystère d’un peuple insouciant mais
tourné vers les grands embarquements.
La cathédrale Notre-Dame de Paris va renaître de ses cendres. C’est une belle
allégorie française. Le chœur de la France s’est arrêté un instant, comme par un
avertissement eschatologique, mais il bat encore. Il bat dans le cœur des
nouveaux bâtisseurs de Notre-Dame.
Philippe de Villiers,
Créateur du Puy du Fou
Courrier de l'Ouest, 17 avril 2019 |
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