Nantes 1793, la Loire, Carrier et ses noyés
L'histoire ne se répète jamais. Elle balbutie parfois et fait sens le plus souvent. Elle se télescope avec le présent et percute notre quotidien. Souvent en empruntant des chemins buissonniers pour mieux se rappeler à notre bon souvenir. Elle ravive la mémoire des hommes qui l'ont souvent défaillante. Tous les samedis matins, «Libé» explore la concordance des temps. Aujourd'hui les noyades de Nantes.
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Les faits d’hiver précipitent parfois les rapprochements historiques et font ressurgir par un seul mot des périodes noires. En chargeant quelques «teufeurs» attardés sur les quais de Loire ayant entraîné la mort de l’un d’entre eux, Steve Caniço- les forces de l’ordre ignoraient qu’elles renouaient ainsi avec une spécialité nantaise comme le petit lu, les berlingots ou le muscadet, celle des «noyades». Un épisode de la terreur révolutionnaire qui fait qu’encore aujourd’hui cette pratique reste associée au nom de la ville.
En 1793, l’Ouest de la France est en proie aux déchirements de la guerre civile entre chouans, armées vendéennes royalistes insurgées et les armées de la République balbutiante. Les exactions se multiplient d’un côté comme de l’autre. Avec une prime pour les «bleus» qui, sur le passage, laissent derrière eux, de multiples petits Oradour-sur-Glane. A Champtoceaux, Joli bourg perché sur les hauteurs de la Loire, ils y enferment dans l’église une partie de la population avant d’y bouter le feu. Les colonnes infernales de Tureau se taillent une sinistre réputation dans les bocages de Vendée ou du pays des Mauges.
Et que dire des exactions commises par le Général François-Joseph Westermann qui, après la sanglante bataille de Savenay, le 23 décembre 1793, écrit au Comité de Salut public dirigé par Robespierre qu’il «n’y a plus de Vendée. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Plus de Vendée, citoyens républicains, je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay, suivant les ordres que vous m’avez donnés […]. J’ai écrasé les enfants sous les sabots des chevaux, massacré les femmes qui au moins pour celles-là n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher, j’ai tout exterminé».
L’état d’esprit de l’époque n’est ni à la pitié encore moins à la compassion envers ceux qui sont désignés comme brigands. Le terme n’est pas anodin. La République peut ainsi leur faire la guerre sans leur reconnaître le statut de belligérants et leur appliquer ainsi un statut juridique d’exception qui entraîne la plupart du temps la condamnation à mort.
C’est dans ce contexte qu’arrive à Nantes, le 16 octobre 1793, le représentant du comité de salut public, Jean-Baptiste Carrier, député du Cantal élu à la convention en 1792 (photo ci-dessous). Il ne restera en poste qu’un peu plus de trois mois. Cent jours pour un bilan de plusieurs milliers de morts. Son ordre de mission se réduit à une seule ligne : mettre un terme aux menées des bandes contre-révolutionnaires. Il n’est pas précisé «par tous les moyens» mais pour Carrier, cela va de soi. Le représentant du comité de salut public va considérer avoir carte blanche.
Malgré de belles victoires remportées sur le terrain contre les blancs, la position de Nantes reste fragile face aux «brigands» qui rêvent de voir tomber la grande ville de l’ouest et surtout le port qui permettrait de bénéficier du soutien logistique de l’Angleterre. Ces batailles remportées par les bleus ont entraîné un afflux de prisonniers. Ils sont alors plus de dix mille répartis dans des conditions inhumaines dans les prisons et les couvents reconvertis en lieu d’incarcération. Les conditions y sont inhumaines. Et puis ce sont des bouches qu’il faut nourrir. Tout comme les armées. La disette se profile à l’horizon ainsi que les risques d’épidémie. Lors de la reconquête de l’île de Noirmoutier, Carrier donne l’ordre au général Nicolas Haxo de rapatrier vers Nantes toutes les subsistances et cheptels que ses troupes pourront rafler sur l’île.
La question se pose alors de vider les prisons des bouches inutiles, de leurs« ci-devants» (les nobles), de leurs prêtres réfractaires, des leurs droits communs et des mourants et bien sûr de leurs insurgés royalistes. Les 14 et 15 frimaire de l’an II (4 et 5 décembre 1793), Carrier réunit le comité révolutionnaire de Nantes. Une conférence qui préfigure celle Wannsee en 1942 où les dignitaires nazis fixèrent les modalités techniques de la solution finale.
Une liste de plus de trois cents noms est alors établie. Pour éliminer ces ennemis de la révolution, la guillotine s’avère être un moyen trop lent. Les militaires, eux, rechignent à fusiller à tour de bras considérant que ce n’est pas là leur mission qui consiste à «pacifier la Vendée». Carrier ordonne alors la «déportation verticale» ou les «baptêmes républicains» qui consistera à noyer dans la Loire les ennemis de la République.
Cette conférence du comité révolutionnaire de Nantes acte ce qui deviendra dès lors la méthode officielle d’élimination de masse des adversaires de la révolution .
Dans cette mission éradicatrice, Carrier sera efficacement secondé par «la compagnie révolutionnaire Marat» et surtout par une de ses âmes damnée, Guillaume Lamberty et sa troupe de malfrats.
En novembre 1793, dans la nuit du 16 au 17, celui-ci, muni d’un laissez-passer officiel de Carrier, procède lui-même à la noyade de 90 prêtres réfractaires embarqués à bord d’une sapine ou chaland. Sur ordre du comité révolutionnaire, les charpentiers y ont découpé de larges sabords, des ouvertures destinées à laisser l’eau pénétrer à l’intérieur du navire. Ceux qui tentent d’échapper au courant du grand fleuve sont achevés à coups de sabres ou de gourdins. De cette nuit, seul le témoignage d’un homme subsiste, celui du canonnier Wailly de faction ce soir-là qui accablera Carrier lors de son procès. «A la faveur du silence de la nuit, j’entendis parfaitement que les cris de ceux que j’avais entendus auparavant étaient ceux des individus renfermés dans le gabareau, que l’on faisait périr de la façon la plus féroce. Mes camarades de poste ont entendu les mêmes cris, jusqu’à l’instant où tout fut englouti» témoignera-t-il plus tard devant le tribunal révolutionnaire. Puis ce sera au tour de 58 prêtres arrivés d’Angers de subir le même sort. Auparavant leurs bourreaux avaient pris de les dépouiller de tous leurs objets personnels. Dans une lettre adressée à la convention Carrier écrit alors en conclusion que les prêtres réfractaires «ont été tous engloutis dans cette rivière. Quel torrent révolutionnaire que la Loire !».
Mais dans les prisons de Nantes, comme le dit la chanson, il y avait encore trop de prisonniers. Alors puisque la méthode a désormais fait ses preuves, les sbires de Carrier vont s’employer à les vider. Dans la nuit du 14 au 15 décembre 1793 (24-25 frimaire), ils débarquent à la prison du Bouffay, au cœur historique de la cité des ducs de Bretagne pour y chercher 155 détenus inscrits sur la liste de proscription. Le motif officiel est leur translation à Belle-Isle en mer. Ivres, ils sont incapables de suivre les noms sur la liste mais pas de détrousser les prisonniers et les prisonnières également mises nues «sans égard pour leur pudeur». Embarqués sur une sapine, ils périront en Loire au bout de l’île de Cheviré. Ce qui inspirera aux révolutionnaires ce «bon» mot : aller à Chaviré. Sur les 155, 129 sombreront dans le grand fleuve. Carrier n’entend pas fléchir le rythme de ces exécutions de masse. Le 3 nivôse an II, le 23 décembre 1793, deux bateaux emplis de prisonniers sont coulés vers Chantenay, soit près de 800 personnes. Du 29 décembre 1793 (9 nivôse an II) jusqu’au 18 janvier 1794, les galiotes, navires hollandais bloqués dans le port de Nantes suite au blocus servent aux noyades.
Y eut-il eu deux ou trois expéditions avec pour chacune d’elle deux à trois cent condamnés ? Les historiens peinent à s’accorder sur le nombre de noyades ordonnées par Carrier de même que sur le nombre de victimes. Il aurait été procédé durant cet hiver 1793-1794 à 7 ou 11 noyades. Aujourd’hui, les estimations les plus sérieuses font état de près de 5000 victimes. Après la chute de Robespierre, Carrier, ce «missionnaire de la terreur» selon Michelet est arrêté le 3 septembre 1794. Le 16 décembre 1794, il monte sur l’échafaud pour être guillotiné. Dans la foule une flûte joue «la carmagnole».
Gracchus Babeuf, loin d’être le plus timoré des révolutionnaires constituera un dossier à charge contre Carrier titré «Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier». Il y forge le terme de populicide pour qualifier le sort réservé par les armées républicaines à la Vendée. Babeuf y dessine les contours de ce que le XXe siècle appellera «génocide». Voilà sans doute pourquoi dans la mémoire et l’inconscient collectif de la ville de Nantes, le mot noyade ne résonne pas impunément.
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