La ville d’Évreux avait édifié une stèle dédiée aux victimes du génocide arménien. Une partie de la communauté turque n’a pas apprécié : elle a manifesté, samedi 12 mai, son mécontentement dans les rues de la ville – cent à trois cents personnes, selon les sources. Beaucoup de drapeaux turcs, quelques drapeaux français et un mot d’ordre qu’on retrouvait sur des banderoles : « Laissons l’Histoire aux historiens. »
Une façon de nier le génocide des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale. C’est le mot « génocide » qui est le plus contesté : « Nous souhaitons que ce mot soit enlevé de la stèle », aurait déclaré, selon la presse, le président de l’Association franco-turque d’Évreux, organisateur du rassemblement. Les manifestants se disent porteurs d’un message de « paix » et de « vivre ensemble » et reprochent à la municipalité de mêler la politique à l’Histoire. 
On peut comprendre pourquoi le pouvoir turc peine à reconnaître le génocide. Le président Erdoğan estimait encore récemment que ces accusations constituaient un « chantage » et que son pays ne les « accepterait jamais » : le risque est trop grand de devoir mettre en cause certains fondateurs de la Turquie moderne, voire d’être contraint à des réparations envers les familles arméniennes spoliées.
Les prises de position des différents pays ne peuvent que tenir compte des relations diplomatiques et économiques qu’ils entretiennent avec la Turquie. En janvier 2018, invité d’honneur du dîner annuel du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, Emmanuel Macrona confirmé sa volonté d’inscrire au calendrier une « journée pour la commémoration du génocide » arménien – sans citer expressément la responsabilité de la Turquie : il ne faut surtout pas s’opposer ouvertement à Erdoğan.
« Laissons l’Histoire aux historiens » : oui, mais à condition que ce ne soit pas un alibi pour garder dans l’oubli des crimes commis dans le passé.
La France n’est pas exempte de semblables dénis. Il en est ainsi du génocide vendéen. Depuis de nombreuses années, la question agite les historiens et les politiques. Le 7 février 2018, deux députés, Emmanuelle Ménard et Marie-France Lorho, ont suscité la polémique en proposant à l’Assemblée nationale une loi « visant à la reconnaissance des crimes commis contre la population vendéenne en 1793-1796 et annulant les lois en exécution desquelles ils ont été commis »
Dans l’exposé des motifs, on peut lire : « Cette guerre a été scandée par des massacres systématiques de prisonniers vendéens, par des pillages et des destructions massives des biens de la population vendéenne (leurs habitations, leurs récoltes, leurs troupeaux), ainsi que par de nombreux actes de barbarie (viols, tannerie de peaux humaines, utilisation de graisse humaine pour fabriquer du savon…). Les expéditions des « colonnes infernales » (de janvier à mai 1794) ont perpétré des crimes qui seraient qualifiés aujourd’hui, selon les cas, de crimes de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide. »
En 2013, le député UMP Lionnel Luca avait, lui aussi, déposé une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide vendéen. Scandale, d’autant plus qu’il était soutenu par Jacques Bompard et Marion Maréchal-Le Pen ! 
« Comment la France peut-elle espérer contraindre la Turquie à reconnaître le génocide arménien en interdisant sa contestation alors que, dans le même temps, elle s’entête à nier celui des Vendéens ? », écrivait Éric Brunet dans Valeurs actuelles, en décembre 2017. Laissons l’Histoire aux historiens – pourvu qu’ils soient impartiaux –, mais ne laissons pas la politique falsifier ou instrumentaliser l’Histoire.

Extrait du Boulevard Voltaire